Les enjeux éthiques et sociaux du transhumanisme
Dossier préparé par Alexandre Erler.
On peut définir le transhumanisme comme le mouvement culturel et intellectuel affirmant qu’il est souhaitable d’utiliser les nouvelles technologies et sciences biomédicales dans le but d’améliorer nos capacités cognitives, physiques, notre santé ou encore notre durée de vie, même si cela devait ultimement nous amener à devenir des êtres d’une nouvelle espèce, « post-humains » ; des êtres qui, en termes de caractéristiques telles que l’intelligence, la mémoire, la rapidité, l’endurance ou la longévité, surpasseraient largement toute personne ayant vécu jusqu’ici.
Issu, sous sa forme actuelle, des milieux anglo-saxons (bien que ses racines plus lointaines remontent au moins à la Renaissance), le transhumanisme fait toujours plus parler de lui en francophonie, suscitant l’enthousiasme de certains mais s’attirant aussi diverses critiques. Certains de ses opposants, dans la lignée d’auteurs américains « bioconservateurs » tels que Michael Sandel ou Francis Fukuyama, reprochent aux transhumanistes de vouloir jouer à Dieu, ou de remettre en question l’idée d’une dignité humaine universelle. (Pour une réponse transhumaniste à de telles critiques, voir par exemple ce texte de Nick Bostrom, soutenant la nécessité de reconnaître une « dignité posthumaine » qui ne rendrait néanmoins pas caduque la notion de dignité humaine.)
Une autre source de controverse relativement au projet transhumaniste est la question de la justice sociale. Beaucoup craignent que la possibilité d’améliorer de façon radicale les capacités humaines ne creuse un fossé entre ceux qui feront usage de ces nouvelles technologies, et ceux qui ne voudront pas le faire, ou ne le pourront pas, faute de moyens, amplifiant ainsi les inégalités socio-économiques existantes. Selon certains, ce danger justifierait que l’on interdise, au nom de l’égalité des chances, l’accès à de telles interventions, un peu à la façon dont le dopage est banni des sports de compétition. Aux États-Unis, les universités Wesleyan et Duke ont par exemple officiellement proscrit l’usage de médicaments psychotropes à des fins non-médicales (amélioration des performances scolaires). Par contraste, des auteurs comme Julian Savulescu ou Pieter Bonte (visiteur au CRÉ à la fin de l’année 2013) objectent que la « loterie naturelle » est loin d’être égalitariste, et que de ce fait, interdire les interventions amélioratrices (en sport ou dans d’autres contextes) revient à entériner non pas l’égalité des chances, mais la hiérarchie naturelle des talents. Ils suggèrent que, dans la mesure où de telles interventions pourraient permettre aux personnes naturellement moins douées de se rapprocher des plus chanceux, elles pourraient au contraire servir la justice sociale.
Toujours au niveau des enjeux sociaux et politiques, certains accusent le transhumanisme de refléter une idéologie néo-libérale radicalement individualiste, exclusivement centrée sur la maximisation de la productivité et de la performance, et sur les solutions technologiques aux problèmes humains, au détriment de tout projet politique – voir par exemple cette contribution de Céline Lafontaine, sociologue à l’Université de Montréal, à un débat sur le transhumanisme tenu à l’Université Laval à Québec. De même, Nicolas Le Dévédec, lui aussi chercheur en sociologie à l’UdeM et auteur d’une récente présentation à un Atelier de bioéthique co-organisé par le CRÉ, s’inquiète que le transhumanisme ne cherche avant tout à adapter l’être humain, par la technologie, à la société contemporaine, plutôt que de travailler à réformer celle-ci, se situant par là en rupture avec l’héritage humaniste dont il se revendique parfois. Tout en reconnaissant la validité de ces critiques dans certains cas particuliers, d’autres auteurs répondent néanmoins qu’appliquées à l’ensemble du mouvement transhumaniste, ces accusations sont injustes et ignorent d’autres développements possibles de celui-ci, comme le techno-progressisme, variante adoptée notamment par l’Association Francaise Transhumaniste et conciliant technophilie et adhésion à des idéaux démocratiques et égalitaires.
Enfin, on peut noter que le débat sur le transhumanisme s’est récemment déplacé, dans une certaine mesure, de la question de l’amélioration humaine vers celle des promesses et des risques présentés par l’intelligence artificielle et les robots. Cette évolution fait sens, dans la mesure où l’efficacité de certaines interventions très médiatisées, comme les « drogues de la performance scolaire », n’a à ce jour pas été clairement démontrée. À l’inverse, l’augmentation exponentielle de la puissance des ordinateurs est un phénomène bien connu (sous le nom de « loi de Moore »). On peut dès lors s’attendre à ce que le développement de l’intelligence des machines révolutionne la société – un processus d’ailleurs déjà entamé – avant qu’il ne devienne possible d’améliorer radicalement les capacités humaines par la technologie.
Quoiqu’il en soit, le rythme actuel du progrès technologique semble justifier que le projet transhumaniste soit pris au sérieux, et débattu rigoureusement. Sur le moyen à long terme, ce débat concerne l’ensemble de la société ; il serait donc souhaitable de l’étendre au-delà des cercles strictement académiques (un processus qu’encouragent par exemple certains groupes de réflexion, comme NeoHumanitas en Suisse).
QUELQUES RESSOURCES PERTINENTES :
Livres et articles de revues spécialisées:
Alexandre, L. 2011. La mort de la mort. Paris : JC Lattès.
Besnier, J.-M. 2010. Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ? Paris : Fayard.
Bonte, P. 2015. « À bas les dopés, au sommet les doués ? ». Revue française d’éthique appliquée 1, 5-8.
Bostrom, N. 2005. « In Defense of Posthuman Dignity ». Bioethics 19 (3), 202-14.
Bostrom, N. 2014. Superintelligence : Paths, Dangers, Strategies. Oxford : Oxford University Press.
Brynjolfsson, E. and MacAfee, A. 2014. The Second Machine Age : Work, Progress and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies. New York : W. W. Norton & Company.
Buchanan, A., et al. 2000. From Chance to Choice : Genetics and Justice. Cambridge : Cambridge University Press.
Buchanan, A. 2011. Beyond Humanity : the Ethics of Biomedical Enhancement. Oxford : Oxford University Press.
Drexler, K. E. 2013. Radical Abundance : How a Revolution in Nanotechnology Will Change Civilization. New York : PublicAffairs.
Fukuyama, F. 2002. Our Posthuman Future : Consequences of the Biotechnology Revolution. London : Profile Books Ltd.
Harris, J. 2010. Enhancing Evolution : the Case for Making Better People. Princeton, N. J. ; Woodstock : Princeton University Press.
Hottois, G. 2014. Le transhumanisme est-il un humanisme ? Paris : Vrin.
Hughes, J. 2004. Citizen Cyborg : Why Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future. Cambridge, Mass. : Westview.
Kurzweil, R. 2006. The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology. London : Duckworth.
Le Dévédec, N. 2015. La société de l’amélioration : la perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme. Montréal : Éditions Liber.
Missa, J.-N. (dir.). 2009. « Enhancement » : Éthique et philosophie de la médecine d’amélioration. Paris : Vrin.
More, M. & Vita-More, N. 2013. The Transhumanist Reader : Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future. Hoboken, N. J. : Wiley ; Chichester : John Wiley.
Parens, E. (dir.). 1998. Enhancing Human Traits : Ethical and Social Implications. Washington, D. C. : Georgetown University Press.
Sandel, M. 2007. The Case Against Perfection : Ethics in the Age of Genetic Engineering. Cambridge, Mass. : Belknap Press of Harvard University Press.
Savulescu, J. 2006. « Justice, Fairness, and Enhancement ». Annals of the New York Academy of Sciences 1093, 321-38.
Savulescu, J., Ter Meulen, R., & Kahane, G. 2011. Enhancing Human Capacities. Oxford : Wiley-Blackwell.
The President’s Council on Bioethics (U.S.). 2003. Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness. New York : ReganBooks.
Sites web :
En français :
L’Association française transhumaniste (AFT-Technoprog) : http://transhumanistes.com
Le médicament comme objet social (MEOS), groupe de recherche affilié à l’UdeM : http://www.meos.qc.ca/drupal/?q=fr
NeoHumanitas, think tank basé en Suisse sur les technologies émergentes : http://www.neohumanitas.org/?lang=en
L’Observatoire du Nanomonde : http://www.observatoire-du-nanomonde.info
En anglais :
Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET) : http://ieet.org
Future of Life Institute (FLI) : http://futureoflife.org
Future of Humanity Institute (FHI), Université d’Oxford : http://www.fhi.ox.ac.uk
Humanity +, organisation transhumaniste internationale : http://humanityplus.org
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