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La logique du garde-manger

Valéry Giroux

« Les cochons ont un intérêt plus grand que quiconque à la demande de bacon. Si toute la planète était juive, il n’y aurait plus de cochons du tout. »
– Leslie Stephen, Social Rights and Duties, 1896

Pour contrer le véganisme, on soutient parfois que se soucier véritablement des animaux implique que l’on consomme les produits qui en sont issus. Refuser de le faire reviendrait à favoriser l’abolition de l’élevage et l’extinction de ces animaux dont on prétend se préoccuper ; à priver, donc, ces animaux de la vie dont ils ne peuvent profiter que parce que nous consommons leur chair, leur lait ou leurs œufs. Bien sûr, les méthodes agricoles intensives sont à proscrire puisqu’elles causent beaucoup de souffrance aux animaux. Mais l’élevage extensif et les petites fermes familiales où les animaux sont bien traités devraient non seulement être tolérés, mais encouragés. Le véritable ami des animaux serait donc celui dont le garde-manger en est rempli.

Cette objection au véganisme est bien sûr contestable. Une diète végétalienne, comparée à une diète omnivore, permet d’éviter beaucoup de gaspillage de ressources et d’énergie. Si nous ne mangions aucun produit d’origine animale, nous pourrions sans doute permettre l’existence d’un plus grand nombre d’animaux échappant à la captivité. Et cela, Peter Singer le reconnaît évidemment. À un niveau plus théorique, cependant, celui qui est considéré comme le père de l’éthique animale ne réfute pas l’argument de la « remplaçabilité[1] », argument pouvant être invoqué au soutien de l’élevage dit « heureux » : « [D]u moment que le cochon a une bonne vie et une mort rapide, c’est une bonne chose (ou du moins ce n’est pas une mauvaise chose) pour lui d’exister. L’argument est donc qu’il n’est pas mauvais pour les cochons que nous mangions de la viande provenant d’élevages qui assurent une bonne vie aux animaux, car si personne n’en mangeait, ces cochons n’existeraient pas. Pour les manger, cependant, il faut les tuer d’abord ; leur mise à mort doit donc être justifiable[2]. »

Il ne s’agit pas ici de nier que le cochon a intérêt à ne pas être tué prématurément[3]. Néanmoins, si hâter sa mort est la condition pour que son intérêt à naître et à vivre une vie plaisante soit satisfait, le jeu en vaudrait malgré tout la chandelle. Pour que l’argument fonctionne, il faut accepter la prémisse selon laquelle en venir à l’existence peut représenter un bénéfice pour l’animal lui-même, bénéfice qui compense le désavantage d’une mort précoce.

Il s’ensuit une question philosophiquement complexe : est-il raisonnable de soutenir qu’un être qui n’existe pas (encore) puisse jouir d’un tel avantage ? Henry S. Salt ne le pense pas : « Une personne qui existe déjà peut estimer préférer vivre plutôt que ne pas vivre, mais elle doit d’abord prendre appui sur la terra firma de l’existence pour argumenter à partir d’elle ; dès lors qu’elle entreprend d’argumenter comme du point de vue des abysses du non existant, elle n’émet que non-sens[4]. » La réponse de Salt repose sur ce qu’on appelle la condition de l’existence préalable. Pour qu’un être puisse subir un tort ou jouir d’un bénéfice, cet être doit d’abord exister. Faire en sorte qu’un animal vienne au monde ne pourrait donc ni lui nuire ni lui profiter. Par conséquent, aucun animal ne peut avoir intérêt à en venir à l’existence et rien ne compense alors la violation de l’intérêt à rester en vie qu’il aura une fois né. Il serait donc interdit moralement de faire naître des cochons pour consommer du bacon.

L’explication de Salt n’a pas convaincu Singer, qui écrit près d’un siècle après lui. La raison en est que, selon Singer, la condition de l’existence préalable pose un grave problème. Pour le comprendre, il nous invite à imaginer, comme le suggère Derek Parfit dans Reason and Person (p.391), qu’un couple décide de concevoir et de mettre au monde un enfant tout en étant  certain que cet enfant aura une vie misérable, remplie de douleurs aigües, chroniques et intraitables. Singer pense qu’au moment de prendre la décision de donner la vie à cet enfant, le couple en question lui cause un tort[5]. Or, si l’on accepte qu’il est possible de faire du tort à un être qui n’existe pas encore, il semble raisonnable de penser que l’on pourrait tout aussi bien, à l’inverse, lui procurer un bénéfice. Le cochon pourrait donc avoir intérêt à en venir à l’existence et la condition de l’existence préalable devrait être abandonnée.

Faut-il donner raison à Singer contre Salt et reconnaître la possibilité morale (théorique) de consommer certains produits animaliers issus d’élevages « heureux » ? La position privilégiée par Singer est celle de l’utilitarisme total. Selon l’utilitarisme, la bonne action à accomplir est celle qui augmente le plus le bien-être global. Et pour déterminer quelle est cette bonne action à accomplir, il faut passer par un grand calcul : il s’agit de faire la somme des effets positifs de chaque décision possible sur le bien-être des individus et d’en soustraire les effets négatifs. Dans la version « totale » de l’utilitarisme, ce calcul doit tenir compte du bien-être non seulement des individus qui existent déjà et de ceux qui existeront nécessairement, mais également de ceux qui pourraient potentiellement exister un jour. Dans cette perspective, mettre au monde de nouveaux individus destinés à être heureux ou s’efforcer de rendre heureux les individus qui existent déjà sont deux choses moralement équivalentes.

Or, cette approche n’est pas non plus dépourvue d’implications contre-intuitives. La plus grave étant sans contredit celle que Parfit (p. 398) nomme la conclusion répugnante à laquelle elle risque de mener : « Pour n’importe quelle population [composée] de personnes ayant toutes une très grande qualité de vie, on peut imaginer une population beaucoup plus nombreuse dont l’existence, toutes choses étant égales par ailleurs, serait meilleure, même si la vie de ses membres méritait à peine d’être vécue. » L’approche privilégiée par Singer impliquerait ainsi l’obligation d’augmenter la population de manière significative, quand bien même cela ferait en sorte que les êtres qui existent déjà voient leur bien-être sérieusement diminué. Voilà donc que surgit une nouvelle question : cette implication de l’utilitarisme total est-elle moins répugnante que celle de l’utilitarisme de l’existence préalable ?

La philosophe Tatjana Višak ne le pense pas. Dans son livre Killing Happy Animals : Explorations in Utilitarian Ethics, (Palgrave Macmillan, 2013), elle soutient qu’il faut rejeter l’utilitarisme total pour conserver la condition de l’existence préalable. C’est qu’il est possible, selon elle, d’interpréter la condition de l’existence préalable de manière à éviter ses implications contre-intuitives et à la rendre ainsi beaucoup plus attrayante que l’utilitarisme total. Višak soutient en effet que l’on peut très bien, d’un point de vue utilitariste, blâmer des parents qui décideraient de mettre au monde un enfant condamné à souffrir. Tout comme les actions doivent être jugées en fonction de leurs conséquences bonnes ou mauvaises, les vertus ou les dispositions de ceux qui agissent peuvent être évaluées : ces dispositions ou ces vertus tendent-elles, oui ou non, à maximiser le bien-être général (l’utilité) ? Les parents font-ils preuve d’un caractère vertueux ou blâmable en décidant de mettre cet enfant au monde ? Autrement dit, l’utilitarisme de l’existence préalable n’est pas démuni devant l’expérience de pensée de Parfit : « Bien qu’il ne puisse condamner le projet de mettre au monde un enfant misérable, l’utilitarisme de l’existence préalable peut moralement condamner les parents pour avoir planifié donner naissance à un tel enfant puisque cela témoigne d’un mauvais caractère » (p.127), c’est-à-dire d’un caractère qui n’optimise pas l’utilité.

Dans son remarquable ouvrage, Višak démontre ainsi qu’il faut préférer l’utilitarisme de l’existence préalable à l’utilitarisme total. Cela exclut donc la possibilité de tuer des animaux « heureux » pour s’en nourrir. En définitive, si, en toute rigueur, cette démonstration ne permet pas de justifier en principe le végétalisme (la production de lait et d’œufs n’implique pas nécessairement l’abattage des vaches et des poules) ni même le végétarisme (rien ne s’oppose à la consommation de viande de laboratoire ou de la chair des animaux écrasés accidentellement par des voitures, par exemple), elle permet à tout le moins d’écarter la pathétique « logique du garde-manger ». Remarquons que d’autres perspectives philosophiques, comme l’approches déontologique de Tom Regan, nous permettraient sans doute d’obtenir le même résultat sans avoir à concéder la possibilité théorique d’éviter le véganisme. À la défense de Višak, rappelons toutefois qu’elle pense, comme Singer, que les multiples contraintes pratiques nous obligent, quant à elles, à privilégier l’agriculture véganique.

 

Cette petite réflexion a été publiée dans le 3e numéro (2016) du magazine Versus.

[1] Singer a longtemps cherché à montrer que l’argument de la remplaçabilité ne pouvait, en principe, s’appliquer aux personnes (aux êtres doués de la conscience de soi). Privilégiant dorénavant un utilitarisme hédoniste, il a depuis renoncé à cette ambition.

[2] Peter Singer et Jim Mason (2015), L’éthique à table, tr. Estiva Reus et Etelle Higonnet, Lausanne : L’Âge d’Homme, p. 481. Celui qui accepte cet argument lorsqu’il s’agit de cochons, note bien Singer, doit également l’accepter lorsqu’il s’agit d’êtres humains dotés de capacités cognitives comparables.

[3] Singer reconnaît la possibilité que les cochons soient des personnes ayant intérêt à se perpétuer dans leur existence. Voir Peter Singer, (2011), Practical Ethics (3rd ed.). New York : Cambridge University Press, p. 102.

[4] Tiré du texte de Heny S. Salt (1914), The Humanities of Diets, Manchester, The Vegetarian Society, http://bibliodroitsanimaux.free.fr/saltlogiquedugardemanger.html, consulté le 20 février 2016.

[5] Il serait absurde, remarque-t-il, d’avoir à attendre que l’enfant soit sensible pour reconnaître son intérêt à cesser d’exister immédiatement et l’obligation morale de l’euthanasier. Voir Peter Singer (1998), « Possible Preferences », in C. Fehige & U. Wessels (dir.) Preferences, Berlin, De Gruyter, p. 385.

 

Jeff McMahan pose lui aussi la question.